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Lundi 4 novembre, Julie Graziani, chroniqueuse du magazine L’incorrect, a tenu des propos qui ont fait scandale sur le plateau de LCI, et a été licenciée par son employeur. Mon analyse propose d’emblée d’éviter une réflexion ad personam mais plutôt de se concentrer sur les étapes de la construction du discours polémique en télévision et aux réactions que ces propos ont engendrées.
La question de savoir qui est Julie Graziani n’a d’après moi aucun intérêt, bien que je partage beaucoup des réflexions du politologue Clément Viktorovitch, je pense que se focaliser trop sur la polémiste en question occulte la fonction qu’elle occupe dans les médias.
En prenant de la hauteur, il est rapidement visible qu’une Julie Graziani peut en cacher beaucoup d’autres.
Les éditocrates, œuvre d’un produit médiatique
En 2009, un ouvrage s’indignait déjà de la liberté laissée aux « éditocrates » capables de « parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n’importe quoi ».
Hors de l’hexagone, le cas de Julie Graziani me fait beaucoup penser à l’éviction de la chroniqueuse belge Emmanuelle Praet, écartée de l’antenne du débat politique dominical de RTL-TVI, C’est pas tous les jours dimanche, en novembre 2018.
Tout comme Julie Graziani, Emmanuelle Praet avait fait preuve de condescendance à l’égard d’une classe plus pauvre, en apparaissant pour celle qui allait faire la leçon, expliquer aux ignorants ce qu’ils devaient savoir.
Tout comme Julie Graziani, Emmanuelle Praet était coutumière de propos à la limite de l’acceptable, elle aussi travaillait pour une chaîne qui savait parfaitement pourquoi elle était engagée. Il faut donc dépasser le cas des personnes et s’intéresser au produit médiatique que constitue le discours polémique.
Les étapes de la construction du discours polémique
Ma lecture suggère que « l’épisode Graziani » n’est rien d’autre qu’une répétition d’événements invariables comme ceux qu’on retrouve dans un mauvais feuilleton sentimental où toute l’intrigue de la romance est jouée d’avance. La surprise est attendue, l’indignation est feinte. Les médias télévisuels mettent en scène de manière implicite une suite logique d’événements qu’on peut résumer par ces différentes étapes :
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Étape 1 : Donner la parole à un chroniqueur qui est susceptible de bousculer le dispositif du plateau. Pour le média l’élément essentiel est de susciter la curiosité du spectateur. Il faut suivre une émission parce qu’il va se passer quelque chose. Elle agit alors comme un événement sportif, où tout le monde finit par suivre l’histoire pour connaître la suite. L’émission est tautologique parce qu’elle crée, elle-même sa propre mise en scène. Elle n’est plus le relais entre l’événement et le public, elle est son propre événement. Sur ce point, on relira avec intérêt la thèse de l’autoparodie des médias soutenue par Alain Vaillant dans son étude sur le rire, qui reprend l’idée d’un média qui crée lui-même sa propre actualité en se tournant en dérision.
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Étape 2 : faire vivre la polémique. Le chroniqueur (homme ou femme), bien installé dans l’émission produit ses premiers « clash » : une séquence conflictuelle qui fait polémique dans l’émission, puis après dans d’autres émissions qui en parlent et sur les réseaux sociaux. Le programme dépasse son propre cadre et, ce faisant, attire de nouveaux spectateurs.
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Étape 3 : Provoquer le buzz final. Le chroniqueur pousse la polémique au plus haut et parvient à produire un discours répugnant qui va créer une bulle de réactions sur les réseaux sociaux. Ce déluge de réactions est une victoire : tout le monde en parle, donne un avis éclairé ou pas – peu importe – le discours devient inaudible et plus personne n’analyse vraiment le fond de ce qui s’est passé. Comme les réactions sont nombreuses, impossible de distinguer quelque chose à en retenir et seuls restent célèbres la chaîne – LCI – et la chroniqueuse Julie Graziani. Le pouvoir de télévision s’érige ainsi sur une bulle issue des réseaux sociaux qui rend inaudible tout discours construit. Bourdieu aurait dit toute pensée pensante.
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Étape 4 : S’indigner et se séparer du chroniqueur : c’est l’étape finale, l’opération « pattes blanches » où le média – ici le magazine L’incorrect – met en scène son indignation en se séparant de sa polémiste avant d’aller en chercher une autre et recommencer le même circuit. Une Graziani peut donc plus que jamais en cacher une autre.
Comment la dérision peut aggraver le problème
Dans le cas de l’épisode Graziani, un ensemble de réactions m’a particulièrement intéressé, c’est celui des détournements parodiques produits par des humoristes. Je pense que ces réactions ont contribué à brouiller le débat et n’ont pas servi à nourrir un regard critique sur les médias. Cela rejoint les limites d’une critique par l’humour, que j’évoquais récemment dans The Conversation, et qui ne vise pas toujours les organes qui ont le plus de pouvoir.
De nombreux humoristes ont continué à faire vivre cette histoire en se moquant de Julie Graziani, commettant l’erreur alors de l’attaque ad personam. Des humoristes comme Pablo Mira, cofondateur du Gorafi ont attaqué la personne :
« Il y a un autre endroit où il y a peu d’éclaircies en ce moment c’est dans le cerveau de Julie Graziani. »
Puis les commentaires qui commentaient l’épisode Graziani :
« Ce qu’on sait c’est que le commentaire qui suit et qu’on doit à un certain Julien, il ne finira jamais en blague Carambar, on y va : « quelle est la différence entre Julie Graziani et un bol de merde ? Le bol. » [applaudissement et rire du public]
Un flux télévisuel commente donc un flux sur les réseaux sociaux qui commentait un autre flux télévisuel. La critique se dissout, le spectacle est total et tout cela a l’air d’un joyeux moment de divertissement. Même dans les émissions d’habitude plus subversives, la critique est restée superficielle : ainsi dans Par Jupiter sur France Inter, Alex Vizorek considère que Julie Graziani serait aussi au smic, « au seuil minimum d’interconnexions dans le cerveau ».
Si le jeu de mot peut faire rire quelques instants, il occulte pourtant toutes les relations entre les acteurs du champ médiatique. Faire passer Julie Graziani pour une idiote est un beau cadeau à faire aux médias qui tirent les ficelles de cette parole polémique pour gonfler leurs audiences. Sur ce thème, le détournement parodique d’Alison Wheeler est absolument remarquable : L’humoriste demande à ses condisciples de l’insulter pour faire monter les audiences. Ici elle a vraiment pour cible le système médiatique et non la marionnette la plus facile à saisir de celui-ci.
Résister, relire Bourdieu
« Comment parler de presque tout en racontant vraiment n’importe quoi » n’est pas très éloigné de l’analyse cinglante que Bourdieu proposait sur la télévision des années 1990.
La relecture de cet ouvrage central dans l’analyse des médias contemporains est sans nul doute une belle résistance à proposer. L’enjeu majeur pour tous ceux qui interviennent dans les médias est de parvenir à se dégager du spectacle pour justement ne pas être avalé par lui.
Aujourd’hui, une éducation aux médias passe par cette pleine compréhension de leur fonctionnement en tant que structure. Bourdieu identifiait dans ce livre les impossibilités d’un discours critique en télévision où régnaient les fast-thinkers qui développaient une pensée rapide non-pensante.
Cette situation a largement empiré à l’heure des réseaux sociaux où une petite phrase peut créer un sujet et un contenu à elle seule. Les affaires Graziani et Praet en sont deux bons exemples. Bourdieu se demandait si les intellectuels devaient aller à la télévision ?
C’est sans doute une question intéressante qu’il faudrait se reposer, à une époque où justement plus personne n’oserait imaginer un pareil boycott. En tout cas, venir à la télévision en comprenant son mécanisme et son fonctionnement semble la meilleure parade pour ne pas se faire engloutir par le spectacle. Cela permettrait d’opposer au discours polémique celui du discours critique : long, articulé et complexe.
Le rôle des intellectuels en télévision est plus que jamais de déformer ce champ médiatique en rompant avec cette mode polémique. Bourdieu est en ce sens la plus belle réflexion à opposer à la Julie Graziani d’aujourd’hui et à toutes les autres Julie Graziani qui suivront demain.
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Guillaume Grignard, Chercheur FNRS en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.