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Comment comprendre l’acte de repentance du journal Le Monde à propos du dernier dessin de Xavier Gorce publié dans la newsletter du 19 janvier, dessin qui faisait allusion à la question de l’inceste révélée par l’affaire Olivier Duhamel ?
Si le dessin n’a pas été retiré, il a fait l’objet d’une vive polé-mique à la suite de la lettre aux lecteurs de la nouvelle directrice du journal, qui affirmait ainsi que « ce dessin n’aurait pas dû être publié ».
Cet événement rappelle l’affaire du New York Times : en 2019), après la publication d’une caricature jugée antisémite, le journal américain a mis complètement fin à sa tradition du dessin de presse.
Le dessin de Xavier Gorce
Concernant le dessin paru dans Le Monde, suite aux émois causés, le dessinateur a décidé de démissionner.
Quelle était la teneur du dessin ? Une petite pingouine demande à un pingouin adulte : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? »
On remarquera tout d’abord qu’il s’agit d’une enfant de sexe féminin, et que la question porte sur le cas d’un demi-frère adoptif, ce qui le différencie du cas d’Olivier Duhamel, dans lequel il s’agit du fils adoptif d’un père de sexe masculin. Mais il est question d’inceste, ce qui suggère un rapprochement en raison de la proximité des deux événements. Il est vrai également qu’à partir de cette affaire l’inceste est redevenu objet de discussion comme c’est périodiquement le cas.
Et l’un des aspects de cette discussion mis en avant par le dessin est de savoir quelle différence il y a entre inceste et pédophilie, et de montrer la complexité du sujet, y compris sur le plan juridique, face aux représentations du savoir populaire dont témoignent courriers des lecteurs, livres autobiographiques [(Réf. Ch. Angot, Un amour impossible)], et films [(Réf. L. Malle, Le souffle au cœur)], savoir populaire pour qui l’inceste est toujours lié à l’idée de consanguinité. Ce qui pose problème dans une société dont les relations parentales ont éclaté.
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Ce que signifie le dessin de presse
Il faut alors rappeler ce que signifie le dessin de presse dans une société de l’information. Celui-ci a une double visée. Il est, de par son tracé, son texte (quand il y en a) et la mise en scène insolite d’une situation, un acte humoristique.
Mais le dessin de presse est aussi, de par sa présence dans un journal qui a pour finalité de traiter des événements de l’actualité politique et sociale, un commentaire sur ces événements, proposant sur ceux-ci une vision décalée.
Autrement dit, il est à la fois un acte pour sourire et un acte sérieux d’information. La conjonction de ces deux visées donne au dessin de presse le pouvoir de se dégager des normes de pensée qui s’imposent à la société, de faire éclater les discours convenus, les stéréotypes et les tabous.
Il convient alors de se demander ce que signifient la part humoristique du dessin de presse et la nature de la doxa qu’il met à mal.
L’humour provoque le décalage mais sans prétendre en faire une vérité. Il dit seulement : « Le monde, c’est peut-être aussi son envers ». Il fonctionne davantage selon un principe de plaisir que selon un principe de vérité, bien qu’il s’ouvre au bout du compte sur une possible nouvelle vérité.
Mais il est en même temps un moment de libération d’une contrainte, de relativisation d’un savoir unique. En mettant en cause certaines valeurs, il appelle à détruire des évidences contre ceux qui les soutiennent. Toute parole humoristique est porteuse d’un jugement plus ou moins iconoclaste sur les valeurs et les comportements humains.
L’humour, condition de la relation à autrui
Si la parole humoristique est souvent présentée – principalement par la psychanalyse – comme un travail du sujet pour se libérer des inhibitions qui l’emprisonnent, elle ne peut être conçue hors d’une relation entre soi et autrui. On rejoint ici l’une des intentions qui d’après Freud accompagne la communication du mot d’esprit (ou d’un dessin humoristique) à un autre : « compléter mon propre plaisir par l’effet en retour que cet autre produit sur moi ».
La relation de soi à autrui est la condition même de l’acte libérateur. Acte libérateur d’une angoisse engendrée par les contraintes et fatalités qui contrôlent l’être social.
L’angoisse étant un rétrécissement (ad augusta), l’humour est l’ouverture, la sortie de cette gorge vers une libération, une extension, une félicité. En même temps, il est un acte de connivence qui inclut les deux interlocuteurs dans le partage d’une compréhension commune.
Lorsqu’on rit à une blague que l’on ne comprend pas, on le fait pour éviter de montrer que l’on n’a pas compris. Dans le cas présent, les réactions d’indignation au dessin de Gorce échappent à cette connivence. Ce qui nous renvoie à la question de l’interprétation que l’on peut faire des actes humoristiques, et donc de ce dessin.
La question de l’interprétation
Interpréter, c’est toujours partir de ce qui est dit, de ce que l’on entend ou de ce que l’on voit, en y projetant ce que l’on est soi-même, ses propres références, ses propres croyances qui nous font attribuer des intentions à ce qui est représenté. D’où la difficulté de pouvoir déterminer de façon certaine ce qu’est l’intention sous-jacente de l’acte humoristique. Un même acte humoristique peut produire un effet ludique, critique, d’agression cynique, de dérision, selon la relation qui s’instaure entre celui-ci et le récepteur.
Les Desproges, Bedos, Coluche, d’hier, les regrettés Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski de Charlie Hebdo, ont eu l’occasion de le vérifier pour le meilleur et pour le pire.
Et puis, interpréter dépend de ce que Hegel nomme « l’esprit du temps », cet ensemble de croyances qui s’imposent dans un lieu et un temps donnés : l’opinion publique. Les penseurs de l’Antiquité la nomment : doxa.
Pour eux, la doxa est une parole douteuse, héritée des sophistes grecs. Spinoza s’attacha à combattre les superstitions et les préjugés qui proviennent d’une perception du monde à laquelle n’est pas appliquée la faculté d’entendement.
Selon Roland Barthes la doxa fabrique des « idées inadéquates et con-fuses ». En cela, elle témoigne de ce qu’est une pensée courante, « l’Opinion publique, l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé ».
Pour Pierre Bourdieu, la doxa est ce qui est admis sans discussion ni exa-men, ce à quoi adhère le sens commun comme une évidence, et doit être combattue : il faut « discréditer les évidences […] briser l’adhésion au monde du sens commun ».
C’est dans la doxa que se logent les discours normés, les politiquement corrects, les idées convenues qui, à chaque époque, caractérisent les sociétés. Et dans le cas précis du dessin de Xavier Gorce, est dénoncée l’idée que l’inceste ne concernerait que la seule relation entre un parent biologique direct et l’enfant.
Le rôle de l’ironie
Mais il s’agit d’un acte d’ironie. L’ironie se caractérise par un acte d’énonciation qui produit une dissociation entre ce qui est dit (ou montré) et ce qui est pensé : il y a discordance, et parfois rapport de contraire entre le dit et le pensé, comme l’illustre l’exemple classique du « Beau travail ! » lancé à quelqu’un qui vient de provoquer une catastrophe.
L’acte d’énonciation ironique fournit au récepteur les indices (intonation, mimique, clin d’œil), qui lui permettent de saisir que ce qu’il faut comprendre est l’inverse ou différent de ce qui est dit. Dans le cas présent, ce sont le tracé caricatural, la mise en scène comique et le texte, qui lui permettent d’opérer ce renversement.
L’ironie est une machine à contester la doxa, parfois pour attaquer une opinion adverse, parfois pour simplement la mettre en cause en obligeant le récepteur, le lecteur, à entrer dans un jeu de découverte entre le dit et le non-dit, le montré et le suggéré.
Cet acte ironique montre la complexité d’une société où le noyau familial est éclaté et où la détermination des genres s’est complexifiée du fait des diverses possibilités d’identifier les sexes et d’établir des relations parentales. Et, au-delà de cet éclatement du noyau familial, il est une invite à percevoir qu’on est appelé à s’interroger sur la façon dont les relations sociales sont bouleversées, sur la recomposition des valeurs, et sur le déplacement des critères de jugement quant à ce qui doit être acceptable, tolérable ou récusé.
C’est ce que n’ont pas perçu (ou voulu percevoir) ceux qui se scandalisent. Outre les réactions de pure indignation (« Immonde blague sur l’inceste et la pédocriminalité qui jette l’opprobre sur les femmes transgenres »), celles du genre : « Cette blague nous dit : “Ah là là, elles se prennent vraiment la tête, ces victimes d’inceste” et “Ah là là, ils se prennent la tête ces gens qui ont à cœur de reconnaître autre chose qu’un modèle hétéronormé, cisnormé, toutnormé !” », témoignent d’une interprétation au premier degré du dessin de Xavier Gorce, et non pas de ce qu’il laisse entendre par un acte ironique : « Une interrogation sur la complexité des rapports parentaux ».
L’émotion masque-t-elle la compréhension ?
Ce jeu de masquage et d’inversion semble s’être perdu dans le foisonnement d’internet. Les internautes qui s’épanchent dans les réseaux sociaux ont des motifs divers : tantôt, ils donnent légitimement leur opinion, tantôt, c’est pour accuser celui ou celle qui ne pense pas comme eux, tantôt, c’est pour donner des leçons à la société au nom d’une morale qu’ils érigent en dogme absolu, tantôt, enfin, par pur divertissement, pour provoquer une polémique.
Il est de la responsabilité des médias de trier ce qui circule dans les réseaux sociaux et de ne pas se laisser imposer leurs diktats, comme le font les rubriques de « désintox ».
Comment se fait-il alors qu’un grand quotidien, comme Le Monde, qui est considéré internationalement journal de référence, ait pu faire amende honorable et présenter ses excuses aux Internautes et à ses lecteurs en particulier, comme le fit naguère le New York Times ? Les excuses du journal reposent sur la possibilité de faire une lecture du dessin au premier degré : « Ce dessin peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres. »
C’est donc dénier au dessin de presse sa signification et sa fonction d’alerte, de mise en interrogation humoristique des idées convenues pour ouvrir la réflexion sur la complexité des affaires humaines. La déclaration « Le Monde tient à s’excuser de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués » (Caroline Monnot dans son texte publié mardi à 14h20 sur lemonde.fr) est un acte de repentance dont on peut estimer qu’il témoigne d’une soumission vis-à-vis des réseaux sociaux (car il ne s’agit pas seulement des lecteurs du journal).
Il est à craindre que ce soit la marque de notre temps, d’une société qui ne contrôle plus son information, qui, entre autres choses, tombe dans le piège d’un discours de victimisation et de compassion dans un esprit « de servitude volontaire ».
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Patrick Charaudeau, Professeur émérite en Sciences du langage, chercheur au Laboratoire de communication politique (CNRS), Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.