Au-delà de la tragique guerre à laquelle nous assistons, en raison d’une situation larvée depuis 2014, notamment par rapport à l’annexion de la Crimée par la Russie et de la reconnaissance ou non de l’autonomie des régions russophones du Donbass, tous les observateurs ont très vite remarqué que la guerre d’Ukraine était aussi un impitoyable combat de communication.
Comme l’ont souligné par exemple Houda Bachisse ou encore Alexandre Eyries, ce sont deux modèles qui s’affrontent ici. D’un côté, un modèle de communication porté par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui s’appuie sur les outils contemporains participatifs de la communication numérique et des réseaux sociaux (comme TikTok par exemple) ; de l’autre, un système radicalement opposé à cela, avec une volonté du Kremlin de dompter, maîtriser et censurer tous les canaux de communication, allant jusqu’à fermer l’accès aux réseaux sociaux pour imposer son narratif officiel à toute la population russe.
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Cependant, au milieu de cette spécificité communicationnelle notée par tous les observateurs (et qui traduit également une sorte d’opposition paroxystique et caricaturale entre les sociétés du vingtième et du vingt-et-unième siècle), un outil typique du web 2.0 est utilisé dans cette guerre de communication. Ainsi, les mèmes, ces petites vignettes simples qui combinent image et texte dans un but souvent humoristique, deviennent de redoutables instruments qui permettent d’installer un climat concernant la guerre en Ukraine – et de faire réagir afin de commenter cette sombre actualité.
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Cette incursion des mèmes en lien avec les théâtres d’opérations de guerre n’est pas chose nouvelle ; comme l’avait déjà souligné Lisa Silvestri dans un travail remarquable sur l’Irak et l’Afghanistan, l’émergence des mèmes en situation de conflit armé permet de se raccrocher à des référents de pop culture pour tenter de prendre du recul, dédramatiser, tourner en dérision ou porter une critique. En outre, l’expansion de conflits par l’utilisation de mèmes par les deux camps a également été noté dans les luttes inégales entre Israéliens et Palestiniens, ou encore dans le cas de l’annexion de la Crimée par l’État russe ; dans ce cas l’instabilité de la situation en Ukraine avait déjà été documentée par des mèmes – ce qui apporte d’instructives indications à propos de la situation actuelle, comme l’indique Bradley Wiggins.
Enfin, des chercheurs comme Greg Rowett préconisent de prendre très au sérieux les effusions de mèmes en lien avec les guerres, dans la mesure où ceux-ci installent un climat qui peut influencer les opinions de manière capitale. On est donc loin d’un sujet anecdotique, dans la mesure où les mèmes font circuler des messages susceptibles d’en faire des sources d’information – à prendre avec la plus grande prudence.
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Dans le cas de la guerre en Ukraine, nous avons pu collecter un petit corpus de 178 mèmes (pour le moment) sur la plate-forme en ligne 9gag, sur laquelle les utilisateurs (ou 9gaggers) commentent très régulièrement des faits d’actualité – sans distinction d’origine nationale, sans que l’on ne sache toujours très bien de quel pays sont issus les 9gaggers. Bien évidemment, l’invasion russe de l’Ukraine n’a pas fait exception, et un nombre important de mèmes sont régulièrement publiés au rythme des déclarations des représentants des différents pays qui interviennent dans ce conflit armé. Dans ce cadre, on retrouve des mèmes qui ont abondamment commenté plusieurs épisodes qui ont notamment rythmé les débuts de l’escalade. Il est ainsi aisé de faire l’hypothèse que les mèmes participent, de manière indirecte, à une manière de faire la guerre du côté de la communication et de la circulation de l’information ; ceci est notamment rendu possible par leur fort potentiel de viralité, qui leur permet de toucher rapidement un public important – pour autant que ce public soit sensible aux codes des mèmes.
Les codes mémétiques sont en effet liés à une grammaire particulière, qui permet leur décodage. Outre le texte qui propose un message, l’image est souvent héritée d’une référence de la culture populaire : qu’il s’agisse d’une série à la mode, d’un film connu ou d’une scène typique des bizarreries du web 2.0, il sera difficile d’en comprendre le sens si l’on ne maîtrise pas le type de message pour lequel ces images sont d’ordinaire utilisées. Ainsi, chaque type de mème a pour objectif de proposer une typologie précise de commentaire, d’antiphrase ou de métaphore – et souvent, les textes eux-mêmes constituent des détournements de phrases culturellement situées. La répartition des images, les séquences, les figures utilisées (le « doge » musclé, par exemple, opposé au « doge » chétif) ou encore la police de caractère n’ont jamais rien d’innocent.
L’objectif ici n’est pas de publier un nombre important de mèmes sans les commenter, car le contexte est fondamental à leur compréhension. Ce que l’on peut notamment constater dans cette production de mèmes, ce sont les sujets abordés par des producteurs de mèmes qui, encore une fois, ne se cantonnent pas à un pays en particulier :
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Un nombre important de mèmes humoristiques qui commentent l’augmentation du budget militaire de l’Allemagne, allant jusqu’à faire référence à un retour historique de la puissance allemande ;
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Beaucoup de mèmes qui tentent de prendre du recul de façon humoristique ou sarcastique face aux menaces de réaction nucléaire brandies par le président russe Vladimir Poutine, où l’on perçoit une sorte de phénomène de coping par rapport à l’angoisse que cette annonce avait réussi à générer ;
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Des mèmes qui louent non seulement la férocité de la résistance ukrainienne sur place, mais également (en miroir) la pauvreté de l’occupant russe, qui se retrouve pris en défaut concernant son impréparation ;
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Plus généralement, des mèmes qui commentent les réactions de plusieurs pays (pays d’Europe, États-Unis ou Chine notamment), d’abord en critiquant leur absence de réaction, puis en la louant de manière humoristique (par exemple, au moment où la Finlande interdit la vodka russe sur son territoire).
D’autres types de commentaires existent bien évidemment, mais les plus commentés et les plus partagés concernent globalement l’une de ces quatre thématiques.
Ce que l’on perçoit ici, de manière claire, c’est évidemment aussi une profusion de mèmes qui critiquent de manière humiliante la position de Vladimir Poutine – qui certes manie l’art de l’effroi rhétorique, tout étant à la tête d’une armée en difficulté sur le terrain.
Cette tension permet aux producteurs et aux commentateurs de mèmes d’osciller entre humour noir face à l’angoisse d’une guerre nucléaire totale (ou à minima d’une troisième guerre mondiale), et la raillerie moqueuse d’un État russe certes impitoyable et répressif, mais qui semble avoir perdu toute forme de crédibilité rationnelle à l’extérieur. De ce fait, les mèmes ne font pas que nous donner des indications sur les tendances des opinions face à cette guerre ; ils en forgent également, pour partie à tout le moins, certaines représentations qui témoignent d’un changement durable en matière de politique internationale, et qui ajoutent un type de source supplémentaire dans la mémoire et la documentation des conflits.
Albin Wagener, Chercheur associé l’INALCO (PLIDAM) et au laboratoire PREFICS, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.