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Cinq ans après, « Je suis Charlie » sonne creux

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« Je suis Charlie ». La phrase a été répétée à l’envi depuis l’attentat contre le journal satirique le 7 janvier 2015 qui a fait 12 morts, plusieurs blessés et choqué l’opinion y compris au-delà des frontières hexagonales.

Mais derrière l’émotion toute compréhensible qui a accompagné ces élans de solidarité repose une réalité bien plus complexe.

En analysant au plus près, on s’aperçoit ainsi que les réactions après l’attaque apparaissent bien plus conservatrices que de prime abord, certaines s’éloignant beaucoup des valeurs auxquelles est attachée la publication.

Ainsi, cinq après après l’attentat, « Je suis Charlie » sonne creux.

Une déclaration d’empathie

Avant 2015, Charlie Hebdo était lu en moyenne par près de 40 000 personnes. L’immense majorité s’étant déclarée « Charlie », soit quelques centaines de milliers de personnes, ne faisait donc pas partie des lecteurs réguliers de l’hebdomadaire.

Le mouvement « Je suis Charlie » semble d’abord avoir été une déclaration d’empathie vis-à-vis du journal plutôt qu’une adhésion à son humour subversif.

La phrase symbolise aussi le désir de défendre à tout prix la liberté d’expression, sans nécessairement valider les modes d’expression de Charlie Hebdo.

Le journal s’est traditionnellement défini comme étant « irresponsable ». Il se plaît aussi à qualifier son humour de « bête et méchant ». Mais cette forme d’humour noir et provocateur n’a cessé d’attirer et d’attiser les critiques, en particulier au sein du monde politique. Néanmoins, de très nombreuses personnalités politiques dont de nombreuses « cibles » de l’humour Charlie, étaient présentes lors des marches de janvier 2015.

Beaucoup ont d’ailleurs critiqué la présence très hypocrite d’un certain nombre de personnalités politiques étrangères venues honorer le journal au nom de la liberté d’expression tandis que cette dernière est bafouée dans leurs pays respectifs. L’organisation Reporters sans frontières a été particulièrement véhémente à ce propos, pointant du doigt les ministres des Affaires étrangères Sameh Shoukry (Egypte) et Sergei Lavrov (Russie) ainsi que le premier ministre turc Ahmet Davutoglu.

« Je suis Charlie » lit on sur les sièges du Parlement européen, Strasbourg le 13 janvier 2015.
Frederick Florin/AFP

Commémorer et oublier

Charlie Hebdo s’est généralement moqué à peu près de tout et de n’importe quoi, peu importe le ton ou style. Néanmoins, après les événements de janvier 2015 et la mise en avant du besoin de liberté d’expression, on observe plusieurs incohérences.

Juste après les attentats, plusieurs émissions humoristiques, à la radio comme à la télévision ont été annulées, les animateurs ayant jugé l’affaire trop horrible pour assurer normalement leur chronique.

Parmi les rares exceptions on trouve Les Guignols, dont la ligne éditoriale recoupait parfois celle de Charlie, et qui a inclus plusieurs sketches dans une émission hommage diffusée à peine quelques heures après l’attaque.

La vidéo impliquait notamment une poupée du prophète Mohammed se distanciant des terroristes. Elle se concluait par l’entrée aux cieux des caricaturistes et journalistes assassinés en ironisant sur le fait qu’ils se soient si fréquemment moqués de la religion.

Pourtant, les médias français et plus largement la société tout entière semblent encore avoir du mal à apprécier l’humour noir.

Lors d’un événement en septembre 2017, l’humoriste Jérémy Ferrari racontait ainsi comment plusieurs émissions avaient déprogrammé des interviews avec lui au sujet de son nouveau spectacle Vends 2 pièces à Beyrouth, soulignant que si les médias exaltaient la place donnée à la liberté d’expression, se moquer de la guerre ou du terrorisme demeurait un sujet sensible.

Apologie du terrorisme

Par ailleurs, courant 2015, tous ceux et celles qui, d’un trait d’humour ou non, pouvaient minimiser l’attaque, voire critiquer le journal, prenaient le risque d’être pointés du doigt pour délit d’« apologie du terrorisme, un terme qui fait débat ».

La façon d’aborder cette question dans les établissements scolaires a fait particulièrement débat. Plusieurs médias ont évoqué des réactions des élèves dont certains ont vivement critiqué Charlie Hebdo, notamment par rapport à son humour provocateur.

Dans une école au nord de Paris, un élève qui avait fait une blague au sujet de l’un des terroristes avait été puni et chargé de recopier plusieurs fois la phrase « on ne rit pas de choses sérieuses ».

Aujourd’hui, comme je le montre dans mon ouvrage Humour in Contemporary France : Controversy, Consensus and Contradictions, récemment paru, les humoristes français semblent divisés entre le fait de pouvoir rire librement de tous les sujets tout en demeurant inquiets des possibles conséquences que cela peut engendrer.

Craintes et conséquences

En 2015, dans son spectacle Le Fond de l’air effraie l’humoriste Sophia Aram défendait la liberté totale d’expression et l’importance de se moquer librement de la religion et de l’extrémisme.

Mustapha El Atrassi – d’origine franco-marocaine comme Aram et qui a grandi lui aussi dans une famille de confession musulmane – insiste comme sa consœur sur le fait de pouvoir rire de sujets sensibles. Mais il souligne également que tous les humoristes ne peuvent rire de tout de la même façon. Selon lui, un humoriste français qui s’appelle « Maxence » aurait bien plus de chances de connaître une réaction positive à des blagues et de l’humour noir sur le terrorisme que lui.

Sophia Aram rend hommage à Charlie Hebdo.

En 2016, le comédien Stéphane Guillon a rappelé certaines des raisons qui ont fait de Charlie Hebdo une cible pour les fondamentalistes : les caricatures de Mahomet.

« Si tu peux mourir à cause d’un dessin, tu peux mourir à cause d’un sketch. »

Il a de nouveau évoqué sa crainte des conséquences potentiellement dangereuses de se moquer du prophète Mahomet sur scène en 2018. Lors d’un événement commémorant le troisième anniversaire de l’attaque de Charlie Hebdo, l’humouriste normalement acerbe [a ainsi déclaré] : « Je ne veux pas manquer de voir mes enfants grandir à cause d’une blague sur Mahomet. »

Stéphane Guillon, 6 janvier 2018.

Vous êtes toujours là ?

Cinq ans après les attentats, la France n’embrasse pas davantage les valeurs associées au journal. Si, peu après les événements le nombre d’abonnés était passé à 260 000 et que, six mois plus tard, il se vendait 120 000 journaux par semaine, en 2018, on ne recensait plus que 35 000 abonnés et seuls 35 000 exemplaires supplémentaires étaient vendus par semaine aux non-abonnés.

Après une nouvelle baisse des ventes – également due à une gestion conflictuelle du journal –, le quatrième anniversaire des attentats en 2019 se doublait d’un éditorial sarcastique qui interrogeait ses lecteurs : « Vous êtes toujours là ? »

Certains ont bel et bien disparu : ainsi Les Guignols ont tiré leur révérence en 2018 après que les quatre auteurs principaux de l’émission aient été remerciés à l’été 2015. Un peu comme si la France semblait finalement beaucoup moins encline à adopter l’humour satirique mordant que l’on aurait pu croire en 2015.


Traduction Clea Chakraverty



Jonathan Ervine, Senior Lecturer in French and Francophone Studies, Bangor University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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